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VEDETTES
FLUVIALES EN INDOCHINE
"LE PELOTON DE VEDETTES BLINDÉES DU 4°/1REC."
H.Tourret
1. GENERALITES
L'Armée française
tenait les routes, plus ou moins bien, et les ponts. Le Viêt-minh
privilégiait donc tout naturellement la voie d'eau, à la
fois pour assurer sa logistique et ses liaisons, et pour déplacer
ses unités. Il connaissait comme sa poche le dédale des
rivières, canaux et arroyos, et utilisait au mieux ce terrain très
particulier. Fin 1949, le colonel inspecteur de l'Arme Blindée
en Extrême-Orient écrivait : "en Indochine, la voie
de communication naturelle est l'eau ; c'est celle qu'utilisent les Viêts.
Nous n'aurons jamais trop d'unités susceptibles de se déplacer
sur l'eau".
11. Vedettes de huit
mètres.

Il fut donc décidé
de créer au niveau de l'Armée de Terre un matériel
adapté au combat fluvial et d'en confier l'emploi et la doctrine
à l'Arme Blindée. La Marine prêta son concours technique
et l'on aboutit en 1949 à un engin baptisé " vedette
FOM " (comme France d'Outre-Mer), rustique et bon marché,
avec les caractéristiques principales suivantes :
tirant d'eau = 0,80 m en charge
: c'était là le point le plus important pour permettre d'aller
un peu n'importe où.
· longueur = 8 mètres,
ce qui amena à les baptiser "huit-mètres". Les autres paramètres s'en déduisaient :
- largeur = 2,70 m,
- poids = 9 tonnes en charge,
-
coque en fer, blindée contre la balle de fusil (en ceinture au-dessus
de la ligne de flottaison),
-
un moteur Renault diesel de 70 ch. permettant une vitesse de 10 à
15 km/h, une hélice et un gouvernail actionné par une roue.
Il y avait peut-être là une faiblesse car les diesels sont
bruyants et une seule hélice donne un rayon giratoire important.
· armement :
- une mitrailleuse lourde
de 12,7mm montée sur une colonne à l'avant avec bouclier
et parados,
- deux mitrailleuses légères
Reibel de 7,5 mm en latéral avec un chargeur circulaire de 150
cartouches, excellentes,
- deux lance-grenades bricolés
à partir de la partie essentielle de fusils MAS 36, montés
sur cardan et permettant un tir jusqu'à 200 m, percutant à
partir des grenades à fusil françaises, ou fusant en utilisant
les grenades défensives US MK2 avec adaptateur,
- Sur quelques engins, le
génie inventif français essaya de placer un mortier de 60,
voire 81 mm, mais les résultats ne furent pas concluants en raison
du choc dû au recul et on abandonna...
- équipage
: cinq à six hommes = un chef de bord, un barreur, un mécanicien,
un tireur à la mitrailleuse lourde et un ou deux tireurs pour les
deux Reibel et les lance-grenades (le mécanicien pouvant à
la rigueur servir une arme en cas de besoin). Seul le barreur avait un
kiosque blindé sur toutes les faces, les autres n'ayant que la
protection de leur bouclier d'arme ; le chef de bord se débrouillait
; la moitié du temps, il était debout sur la plage arrière,
"assez en vue" et donc exposé, mais pour bien voir il
faut savoir prendre des risques...
Le matériel était
bon, un peu bas sur l'eau ce qui gênait la vue et le tir dans les
secteurs encaissés, finalement souple et bien armé.
12. Vedettes de onze
mètres.

Assez rapidement après
la mise en service des huit-mètres, l'Arme Blindée réclama
un engin plus puissant. On mit donc au point une vedette de "onze-mètres".
-
longueur = onze mètres,
- largeur = 3,00 m,
- poids = 11 tonnes en charge,
-
tirant d'eau = 1,10 m en charge : c'était là le point faible
et il allait falloir jongler avec la marée et les bancs de sable,
mais maintenant "on connaissait" !
-
deux moteurs Renault diesel de 70 ch. (les mêmes que celui des huit-mètres)
permettant une vitesse de 12 à 18 km/h, deux hélices et
deux gouvernails permettant de virer plus sec.
-
armement : deux mitrailleuses lourdes montées sous tourelle à
l'avant et à l'arrière,
- pour une vedette par peloton,
un mortier de 60 mm sur plaque tournante à l'arrière dans
une cuve remplaçant la 12,7 arrière,
- le restant de l'armement
identique (deux 7,5 et 2 lance-grenades),
- un pivot sur le kiosque
double blindé placé au centre de l'engin permettait au chef
de bord d'actionner une des mitrailleuses légères à
près de deux mètres au-dessus du niveau de l'eau, ou d'y
placer un canon sans recul de 75 mm.
-
L'équipage passait à sept ou huit hommes dont un radio-tireur
(et une équipe de mortier pour la vedette qui en était équipée).
Plus spacieuses, ces vedettes
permettaient d'emmener une équipe embarquée de 6 à
8 hommes en se tassant un peu...
A la fin de la Guerre d'Indochine,
on avait environ :
- au Sud-Vietnam : 12 onze-mètres
et 21 huit-mètres (un escadron
au 4ème Dragons et 1 peloton au 2ème RSM),
- au Nord-Vietnam : 20 onze-mètres
et 4 huit-mètres au RICM (1 escadron),
- au Centre-Vietnam : 7 onze-mètres
et 9 huit-mètres au 1er REC (2 pelotons),
- au Cambodge : 6 onze-mètres
et 7 huit-mètres au 5ème RSM (2 pelotons),
- au Laos : 3 huit-mètres.
Soit au total 45 onze-mètres
et 44 huit-mètres = 89 vedettes opérationnelles (une centaine
avec la maintenance). Tout ceci pour faire quoi au quotidien, dans le
concret ?
13. Emploi tactique.
En 1950 sortit une "Instruction
sur l'emploi des vedettes blindées fluviales de huit-mètres".
Elle distinguait l'emploi isolé (patrouilles de sécurité
ou police, de reconnaissance et de protection de convois fluviaux), et
l'emploi combiné (verrouillage fluvial durant des opérations
à terre et protection de débarquement) ; elle interdisait
les missions de transport et ravitaillement [1].
"L'unité de base
est le peloton à six vedettes en trois patrouilles de deux ...
permettant l'emploi simultané de deux patrouilles (la 3ème
étant généralement indisponible ou en réserve).
L'emploi d'une vedette isolée
est interdit, l'unité indivisible étant la patrouille de
deux.
Le peloton doit reprendre
périodiquement contact avec sa Base pour opérations d'entretien
(l'autonomie étant de 30 heures quand même)."
Dans la pratique, chaque Territoire
avait ses caractéristiques, ses paysages, son ennemi, ses missions...
son Commandement aussi, qui imposait souvent...
-
Au Nord-Vietnam, c'était l'appui dans les opérations qui
primait et les missions de verrouillage des rivières ; l'escadron
du RICM, puissamment équipé en onze-mètres, croisait
au Nord sur le Fleuve Rouge et son delta, laissant aux Dinassaut de la
Marine les grosses opérations vers le Sud et l'Ouest, sur le Day
et à HOA BINH.
-
au Sud-Vietnam, priorité fut donnée à la sécurité
de la voie fluviale stratégique SAIGON - CAP-SAINT-JACQUES, matérialisée
par la Rivière de SAIGON, ses approches occidentales (Plaine des
Joncs) et son delta. L'escorte des convois fluviaux fit appel aussi à
des petits détachements armés, embarqués à
bord de péniches, fournis notamment par le 4ème Dragons.
-
Au Cambodge, le 5ème Spahis utilisait deux pelotons de huit-mètres,
moyen de transport indispensable pour contrôler efficacement la
circulation, d'une part sur les grands fleuves qui traversent le Cambodge,
et d'autre part sur les grandes étendues de la plaine cambodgienne
régulièrement inondées chaque année pendant
plusieurs mois au moment de la saison des pluies".
-
au Centre-Vietnam, le 1er REC disposait de deux pelotons à HUÉ
et DONG HA (cinquante km au Nord), et d'un élément "officieux"
à TOURANE ; la plus grande initiative était laissée
aux lieutenants, qui avaient chasse libre en dehors des quelques opérations
mensuelles de leurs secteurs. Là plus qu'ailleurs, les missions
étaient variées, souvent en contradiction avec le Règlement...
Liaisons et ravitaillement des postes isolés le long de la rivière,
transport d'éléments de commando, évacuation de blessés
la nuit quand les routes étaient fermées, contrôle
des sampans, etc... souvent avec une seule vedette pour économiser
le potentiel. Le peloton de vedettes de DONG HA obtint en début
1954 de créer une section de supplétifs, à partir
de très jeunes sampaniers de sa rivière, qui lui donna une
autonomie et un surcroît d'efficacité importants. En Mai
1954, le colonel Inspecteur de l'A.B.C. relevait dans un rapport d'inspection
du 1er REC : " Les vedettes blindées ont un excellent rendement
; elles sortent de jour comme de nuit, ont de nombreux accrochages et
participent efficacement à l'assainissement de leur région
d'implantation. Il conviendrait pour augmenter leur efficacité
de leur adjoindre des éléments de commando plus nombreux"
[2].
14. Conclusion.
Bien adaptées au pays,
les vedettes fluviales mises en oeuvre par l'Arme Blindée se sont
révélées de précieux atouts ; malgré
leur nombre insuffisant (une centaine) en face des besoins, elles ont
rempli leur rôle. Leur seul handicap : elles étaient incapables
de conclure les accrochages quand elles étaient seules ou avec
un petit élément de commando embarqué, une quinzaine
de supplétifs ne pouvant être lâchés longtemps
à terre sans risques au cours d'un combat. Par contre, leur grande
mobilité et leur armement très convenable leur ont permis
de surprendre l'ennemi à de nombreuses reprises, de le gêner
considérablement dans tous les cas. Les Américains ne s'y
étaient pas trompés, qui demandèrent un peu avant
la fin de la guerre "française" d'Indochine des renseignements
très complets sur nos engins et leur doctrine d'emploi. Ils eurent
l'occasion de les mettre en pratique peu après.
*
*
*
2. LE PELOTON DE
VEDETTES BLINDEES DU 4EME ESCADRON DU 1ER REC
Venant du peloton de jeeps
blindées du 9ème escadron, qui venait d'être dissous,
j'ai pris le commandement du peloton de vedettes blindées du 4/1
REC début décembre 1953 ; ce peloton était stationné
à la base fluviale de DONG HA, sur la rivière du même
nom. DONG HA était un tout petit bourg [3] qui devait son importance
à sa situation stratégique au carrefour de la RC 1 (menant
de Tourane à Dong Hoi), et de la RC 9 (menant au Laos de Savanakhet),
en plein milieu de l'Indochine. Mais pour des vedettes, un carrefour routier
ne signifie rien ! Notre domaine était évidemment sur l'eau
et comprenait deux fleuves séparés par une quinzaine de
kilomètres de mer : la rivière de Quang Tri (avec son affluent,
la rivière de Dong Ha) et la Song Benh Hai, avec chacune un grand
estuaire, le Cua Viêt et le Cua Tung ; la Song Benh Hai devait devenir
célèbre car elle servit de ligne de démarcation -
dite du 17ème parallèle - entre les deux Vietnam, après
les accords de Genève en 1954 [4].
Le PVB (peloton de vedettes
blindées) avait un effectif de 42 légionnaires, dont 2/3
de légionnaires autochtones, soit nettement plus que la moyenne
des unités du REC, qui, à l'époque, était
jaunies à 50 %. Dans notre cas, c'était normal, les Vietnamiens
connaissant beaucoup mieux que les Européens le milieu un peu particulier
des sampaniers et la vie sur le fleuve ; je n'ai pas eu à m'en
plaindre, loin de là.

Carte globale du secteur d'activité
du PVB (Dong Ha - Quang Tri = 12 km)
(Cliquer sur la carte pour une plus grande version en couleur)
Question matériels,
le peloton avait deux vedettes de onze mètres, dont l'une équipée
d'un mortier de 60 mm sur plaque tournante, et quatre vedettes de huit
mètres. L'armement collectif comprenait deux canons sans recul
de 75 et 57 mm, un mortier de 60 mm , sept mitrailleuses lourdes de 12,7
mm, douze mitrailleuses légères de 7,5 mm, et douze lance-grenades
à fusil montés sur cardans : une assez jolie puissance de
feu quand tout le monde était de mauvaise humeur à la fois
!
Nos missions étaient
variées, et rarement fixes dans le cours des semaines ; on peut
les regrouper en trois sous-ensembles :
a.. une fonction logistique
: cela consistait à jouer périodiquement les laitiers, les
camionneurs, les facteurs, les autobus et les ambulanciers pour les postes
situées le long de la rivière ; soit qu'ils soient difficilement
accessibles par la route (en période d'inondations durant la saison
des pluies, ou du fait qu'il fallait une ouverture de route sérieuse
pour aller chez certains), ou encore parce que la nuit ne représentait
aucune difficulté pour nous, alors que la route était viêt
dès 18 heures jusqu'au lendemain.
b.. une fonction opérationnelle combinée : nous prêtions
notre concours lors des opérations un peu importantes en fournissant
un appui de feux là où les blindés ne pouvaient aller
et pour déplacer rapidement des éléments de 40 à
60 personnes et les débarquer en des points variés ; nous
servions souvent aussi à ramener les blessés et/ou prisonniers
à l'hôpital ou au PC de l'opération. Nous n'aimions
que modérément ce type de missions qui ne tenaient aucun
compte de la marée ou de la hauteur d'eau ; de plus, cela consistait
généralement à nous faire sérieusement tirer
sur la gu. à des endroits où l'opération à
terre ne pouvait nous être d'aucun secours, car trop loin !
c.. enfin, grâce au Ciel, la chasse libre : jour et nuit (principalement
de nuit), en fonction cette fois-ci des marées et des hauteurs
d'eau, cela consistait en patrouilles de surveillance et de contrôle
des sampans, des embuscades le long des rives ou un peu plus loin dans
les terres, là où il n'y avait plus de postes militaires
français ou vietnamiens.
Nous faisions ainsi environ 45 sorties par mois, dont 15 de nuit. Mais,
d'une part, la tyrannie de la marée nous bloquait souvent dans
nos désirs d'aller en limite de zone (les Viêts le savaient
et s'organisaient en conséquence), et par ailleurs il nous était
impossible de conclure à notre avantage les nombreux accrochages
qui émaillaient les sorties, de jour comme de nuit, par le simple
fait que nous n'avions pas les effectifs voulus pour débarquer
un nombre suffisant de gens sur le terrain.
J'avais pourtant constitué
dès les premiers jours un petit groupe de débarquement,
soigneusement sélectionné parmi les légionnaires,
européens et vietnamiens mélangés ; tous volontaires,
bien entendu, les plus entreprenants et les plus souples, quelle que soit
leur coûteuse spécialité, quitte à chambouler
les équipages de temps à autre en fonction du tour de sortie
des patrouilles, sans écouter plus qu'il ne fallait les hurlements
de mon sous-officier adjoint. Le seul pour lequel je m'étais laissé
fléchir et que j'avais "interdit d'embuscades" était
Thanh, notre redoutable tireur au mortier de 60. Ce dernier mettait ses
obus dans un mouchoir de poche à 800 mètres sans se préoccuper
de l'appareil de pointage, alors même que la vedette était
en marche... Il était irremplaçable.
J'emmenais donc ce petit monde
en maraude de plus en plus souvent, jour et nuit, en sampan ou à
partir des vedettes, mais ce n'était qu'un pis-aller. Voici ce
que j'écrivais à mes parents, un mois et demi après
mon arrivée au peloton de vedettes :
"IL FAUT QUE JE RECRUTE
UNE SECTION DE SUPPLETIFS... c'est indispensable pour se donner de l'air
et permettre des débarquements sans risquer des pertes parmi les
spécialistes pointus de mon peloton, du genre radiographistes,
barreurs ou mécaniciens, qui sont longs à former. Mais,
pour recruter des supplétifs, il faut les prendre au biberon ou
en zone viêt-minh, au choix, avec les lois sur la conscription vietnamienne.
Tout ça avance trop doucement à mon goût. J'en ai
parlé au Quartier et au Secteur, qui sont à peu près
d'accord, mais la Zone renâcle, Dieu sait pourquoi. Il faudrait
que j'aille à Hué voir le général en personne,
mais je risque fort de me faire virer. Tous des faux-culs... En attendant,
je place les jeunes sampaniers que je récupère à
la 535ème compagnie de supplétifs, qui est une unité
qui marche le tonnerre de Dieu ; elle me les rendra si ça marche
et ce sera tout bénéfice pour moi car ils seront formés,
et bien formés. J'aimerais avoir un jour une unité comme
celle-là... Pour revenir à mes futurs supplétifs,
j'en ai déjà près d'une demi-douzaine en pension
à la 535, qui viennent souvent me demander sans façon quand
ils seront enfin affectés aux "canot's" [5], comme je
le leur ai promis ; pour les rassurer, L. me les prête de temps
à autre avec un petit gradé pour qu'ils me servent d'interface
vis-à-vis des villages sampaniers, et qu'on fasse mieux connaissance
aussi. "
Nous avons eu finalement gain
de cause le 1er mars 1954, et j'ai pu recruter cette section de 25 supplétifs,
à partir de très jeunes sampaniers de ma rivière
; comme ils étaient inscrits sur les listes de l'armée vietnamienne
un peu avant 19 ans, on devait les débaucher au préalable,
ce qui n'offrait d'ailleurs aucune difficulté : notre peloton avait
bonne réputation, et ces gamins restaient ainsi sur leur rivière,
qu'ils connaissaient comme leur poche. Ils allaient de temps à
autre passer une nuit sur le sampan familial et me ramenaient les potins
et renseignements du coin ; tout le monde y trouvait son compte ! Reprenons
un fragment de lettre :
"On pourrait paraphraser
le poème : "je veux, dit l'enfant vietnamien, je veux de la
poudre et des balles"... Mes pirates [c'était le terme par
lequel on les appelait au peloton], c'est à la fois la bravoure
inconsciente et un peu folle du gamin, la gloire d'être pris pour
des grands par mes légionnaires ; c'est aussi la brutalité
(à maîtriser) du jeune petit coq qui à une arme vis
à vis des civils sans défense, et qui oublie qu'il en faisait
partie trois mois plus tôt ; c'est la stupeur devant la blessure
ou la mort du bon copain si en forme et rigolard dix minutes avant...
A ce moment-là, ils se regroupent autour du gradé pour se
rassurer, avec une interrogation humble et muette dans le regard, presque
craintivement. Quelle responsabilité pour le chef ! Maintenant,
ils sont au point et je peux leur faire toute confiance, même si
on n'est jamais assez prêt... Ils sont plus "durs" et
costauds que nous ne l'étions à leur âge, deviennent
adultes (trop tôt bien sûr mais, dans ce Pays, on n'a pas
le temps comme en France d'être adolescent : on travaille dès
l'enfance et le jeu n'existe pas quand on est sampanier)."
Il faut reconnaître
qu'ils ont mis dans le cantonnement une touche de fraîcheur et de
joyeux bordel qui tranchait avec la rigueur légionnaire !
Grâce à Dieu
- aide-toi, le Ciel t'aidera - j'avais commencé le recrutement
un bon mois avant, dès l'accord de principe, et à l'aide
de ma caisse noire, sans attendre les sommes réglementaires promises,
tout en espérant que l'Intendance régulariserait ensuite.
Puissamment armé (2 FM, 15 PM, 4 fusils lance-grenades et 4 fusils
automatiques dont deux à lunette), bien encadré (un maréchal
des logis et deux brigadiers-chefs légionnaires vietnamiens), cet
outil s'est vite révélé un atout de choix - comme
je le prévoyais - pour la guerre très particulière
du peloton de vedettes. A partir des celles-ci ou par des moyens propres,
on s'est ainsi largement glissé dans la zone viêt pour y
mettre le bazar . Reprenons encore une fois un fragment de lettre :
"Mes moyens fluviaux
viennent de s'enrichir d'un client de choix, à savoir une pinasse
en bois à moteur à essence, très basse sur l'eau,
ne calant que 50 cm, très silencieuse (au ralenti bien réglé,
on ne l'entend pratiquement pas à 15 mètres), qui permet
de débarquer le Commando avec toutes les garanties de discrétion
requises [6]...
Ces coups de commando, ainsi
que je vous l'ai dit, sont d'autant moins dangereux qu'ils sont effectués
plus profondément dans l'intérieur de la zone rebelle. Une
équipe variant de 6 à 15 hommes s'infiltre en sampan à
la faveur de l'obscurité dans le dispositif ennemi, très
souvent habillée en V.M., avec les papiers, monnaie et accessoires
ad-hoc (casques, fusils Mauser, grenades locales et PM Sten en plus des
MAT 49) ; elle réveille les habitants, qui nous conduisent à
la cai nha des responsables VM, ce qui nous permet ensuite de monter les
embuscades à coup sûr (enfin, à peu près !)
et de semer dans les rangs de l'adversaire (comme en témoignent
ses rapports) la confusion et la peur, juste retour des choses !
Pour nos coups de commando,
on accroche des sampans au flanc des vedettes, et on les détache
le moment venu en les laissant courir sur leur erre... et après,
une fois les vedettes parties et rentrées au bercail, on se paie
quelques kilomètres à la rame au ras de la berge, ou on
se laisse dériver avec le courant s'il est dans le bon sens en
fonction de la marée. Ou encore, on débarque "en marche"
à toute petite vitesse en sautant en roulé-boulé
si la berge ou la marée le permettent, bien que ce ne soit guère
possible que pour de tous petits groupes, ce que je n'aime pas car on
risque de se ramasser la toise, en plus d'une entorse au départ
qui mettrait tout par terre... On y va donc généralement
en sampan. Je vous ai déjà parlé, je crois, des sampans
ex-viêt avec bondes de coulage qui permettent une totale discrétion
sur les lieux de pêche... Ils ont dans le fond un ou deux larges
trous obturés par un bouchon de bois entouré de chiffons
et relié par une ficelle au bordage ; il suffit de tirer sur la
ficelle pour couler l'embarcation, lestée par des pierres à
demeure. En remettant les chevilles à leur place et en écopant,
on rend de nouveau les sampans opérationnels. Le PVB en a récupéré
quelques uns et s'en sert lui aussi pour ses raids en zone viêt,
juste retour à l'envoyeur !... Le seul problème est de bien
savoir où on les a coulés car sans cela on risque de rentrer
à pied. Cela m'est arrivé il y a un mois, par une nuit d'encre
; le paysage de nuit était tellement semblable un peu partout qu'on
a été infichu de retrouver nos marques... On s'est ainsi
retrouvé sans nos petits bijous à plus de trois kilomètres
dans l'intérieur de la zone viêt un peu avant le lever du
jour (celui-ci se lève avec une vitesse effrayante) dans une région
coupée de dizaines de petits canaux profonds en damier et avec
une chaîne ininterrompue de villages impossibles à éviter.
Complètement harassés, on a rejoint les vedettes quatre
heures plus tard, tout en traînant un gars qui s'était sérieusement
blessé à la jambe en tombant sur une souche de bambou, et
après nous être colletés sans arrêt avec des
guérilleros mordants qui nous harcelaient de tous les côtés
; grâce au Ciel, il n'y avait pas de régionaux ou réguliers
[7] dans le coin ce jour-là, car l'aventure se serait probablement
très mal terminée ! "
Pour clore ce rapide survol
du PVB et de son commando, quelques mots sur le paysage dans lequel on
évoluait, décrit dans une autre lettre :
"Il se compose presque
exclusivement de rivières puisque la mer nous est interdite très
souvent en été par suite des vents et tout l'hiver à
cause de la mousson (il y a très peu de typhons à Dong Ha,
rassurez-vous !) ; d'ailleurs, la mer, c'est le boulot de la Marine. Nous,
on est d'abord des fluviaux et nos vedettes nagent comme des chiens de
plomb !
Les rivières sont
à fond plat en règle générale ; pas beaucoup
de fond, de nombreux seuils très gênants à marée
basse, mais en fait, on arrive "presque" toujours à passer
quand même : ce qui est impossible en marche avant se réalise
en marche arrière, les hélices "avalant" les bancs
de sable (en espérant qu'il n'y pas un pavé dans le banc...
ou des fils de fer barbelés que les Viets - pas fous - y mettent
de temps à autre, et qui se prennent d'une manière inextricable
dans les hélices). Evidemment, si le banc est trop large ou trop
haut, on risque fort de rester sur le ventre au milieu, d'où la
nécessité de bien apprécier quand même ses
possibilités, surtout si la marée descend.
Les berges sont plates en
aval, assez dégagées, ce qui est un gros avantage pour nous
; la largeur varie entre 400 et 1.000 mètres et le "petit
crayon" sur l'eau que représente un sampan la nuit se voit
fort bien aux jumelles. S'il est facile de couler un sampan, c'est une
toute autre paire de manches pour récupérer ses occupants,
ceux-ci nageant remarquablement sous l'eau ; la seule ressource est de
jeter quelques grenades offensives, avec l'espoir que le client, passablement
soufflé, restera au fond.
En amont, que ce soit sur
la rivière de Dong Ha ou celle de Quang Tri, on tombe assez vite
sur une rivière assez étroite - de l'ordre de la cinquantaine
de mètres - avec des berges très souvent escarpées,
parfois hautes de 5 à 7 mètres (domaine de la grenade viet
insidieuse lancée comme à la pétanque, de la rafale
de PM dont le donateur s'évanouit en fumée, des fourrés
de bambous et des cachettes au ras de l'eau). De nombreux tournants rendent
impossible l'observation de nuit. Bref, le canyon du Colorado (en petit
! Mais dès que les berges font plus de 3,5 mètres de haut,
on ne peut plus rien observer, même debout sur le toit ; et alors
4 mètres ou 1.500, c'est pareil !), une zone où je n'aime
pas trop aller seul, car on est tout de suite dans le domaine des régiments
viêt réguliers avec armement lourd et gros effectifs, pas
aimables pour deux sapèques... et en plus, je n'aime pas jouer
le rôle du cochonnet dans ce jeu de boules idiot ! "
Lieutenant-colonel Hubert TOURRET
Ancien lieutenant au 1er R.E.C. 1953-1955 et 1957-1959
Si vous désirez connaître
un peu plus la vie de ce peloton de vedettes et de son commando, j'ai
écrit un livre sur nos "aventures" en jeep blindée
ou sur l'eau, "RIZIÈRE ET RIVIÈRES", vendu 20
euros franco de port au profit des oeuvres sociales de la Légion,
et que vous pouvez me commander au 147, rue de Silly 92100 BOULOGNE-BILLANCOURT.
Ce livre a obtenu en 1998
le prix Bossut, décerné par l'Arme Blindée.

Vedette de 11 mètres du 4ème
Dragons en Cochinchine (cliché ECPA)
De l'avant vers l'arrière :tourelle
12,7 avant, poste avant radio, kiosque du barreur et du chef de bord,
compartiment moteur avec une mitrailleuse Reibel de 7,5 mm, tourelle arrière

Vedettes de huit mètres ; la première
a un sampan amarré à couple (cliché ECPA)

Pinasse du PVB 4/1 REC. Longueur 7m ; largeur
2,25 m ; tirant d'eau en charge = un peu plus de 50 cm, et moins de 30
cm à vide ; moteur à essence de 16 CV ; mitrailleuse Reibel
sur pivot à l'avant. Coque en bois (un morceau du bordage avant
de la caisse a été arraché par une balle).
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TOAN, infirmier supplétif
et remarquable tireur au fusil lance-grenades |
Le mdl-chef DIFFEY,
sous-officier adjoint du peloton de vedettes ; Camerone 1954
|
TINH, un guerrier
de 16 ans |

Recomplètement de vedettes de 8 mètres
; on aperçoit les chargeurs circulaires des mitrailleuses Reibel,
appelés poétiquement "camemberts"

vedettes de 8 mètres dans l'estuaire
; celle de droite a sa 12,7 tournée vers le photographe.

Vedette de 8 mètres équipée
à titre d'essai d'un mortier à l'avant (non concluant en
raison du choc au départ et de
la gêne occasionnée à la 12,7), vue par-dessus le
masque de la 12,7 d'une autre 8 mètres

11 mètres dans un coin plutôt
pas trop sympathique.

Patrouille dans l'estuaire ; le barreur est
à son poste et le lieutenant Tourret est au milieu.

Les vedettes amarrées vaille que vaille
à la rive, après qu'un typhon ait enlevé les 4/5èmes
de l'appontement (le dernier 5ème est couvert d'algues arrachées
par la crue) ; on distingue nettement
le bouclier et le parados des mitrailleuses lourdes de 12,7.

il fallait toujours se mouiller pour commencer.

capture d'un sampan léger en bambou
tressé, ramené par le lieutenant Tourret (photos Tourret)

Les officiers du 4ème escadron du 1er
REC le 30 avril 1954 ; de gauche à droite : Lt CLAVIÉ, Lt
de BELLOY, capitaine GINOT, Lt TOURRET, Lt DELCLEVE

Quelques
récupérations du peloton de vedettes 4/1 REC à Dong
Ha, notamment quatre mines "ananas" : mdl BRIX, légionnaire
Wendel (ironie du destin : ce dernier devait sauter sur mine quelques
jours plus tard, avoir les deux jambes arrachées, et mourir peu
après des suites de ses blessures).
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[1] Cette Instruction n'a
jamais dû arriver jusque chez mes patrons
opérationnels !
[2] Quelques jours avant la
fin de la guerre, les légionnaires
autochtones du peloton de vedettes (ou les supplétifs, ou les deux)
du 6ème escadron du REC, au Fort Japonais, près de Hué,
passèrent à l'ennemi en massacrant tous les Européens,
du lieutenant au dernier deuxième classe ; ils sabordèrent
les vedettes, emportèrent l'armement, et firent "prisonniers"
ceux des autochtones qui n'avaient pas voulu se rallier aux Viêts.
On ne les a jamais retrouvés.
[3] Il y avait 4 à
500 âmes à l'époque. Il fait maintenant 40.000
habitants et est devenu le chef-lieu de province !
[4] Les termes officiels vietnamiens
sont le "Hàn Giang" pour la
rivière de Quang Tri, et la "Sông Cam Lo" pour
la rivière de Dong Ha ; on ne les utilisait jamais ; par contre,
nous parlions toujours de la "Sông Benh Hai ", peut-être
parce qu'il n'y avait aucune petite ville sur ce fleuve (sông =
rivière en vietnamien). Nous n'allions que très rarement
sur la Song Benh Hai, les longues sorties en mer étant toujours
hasardeuses avec des engins fluviaux sans caissons étanches ni
pompes d'épuisement sérieuses.
[5] Prononcer à l'anglaise
; je ne sais d'où provient ce mot qui
désignait les vedettes du PVB pour les Vietnamiens.
[6] Longueur = 7m ; largeur
= 2,25 m ; tirant d'eau en charge maximale
= un peu plus de 50 cm, et moins de 30 cm à vide ; moteur à
essence de 16 CV ; 1 mitrailleuse Reibel sur pivot à l'avant. Engin
silencieux, maniable et très logeable, en bois, et donc moins blindé
qu'une boite de sardines !...
[7] Les troupes viêt-minh
comprenaient des régiments "réguliers", des
bataillons "provinciaux", des compagnies "régionales",
et de simples guérilleros au niveau du village ; mis à part
ces derniers, peu armés, ils étaient aussi coriaces les
uns que les autres ! Les Régionaux, qui étaient nos vis-à-vis
habituels, connaissaient le terrain comme leur poche, et on savait le
nom de chacun des petits patrons contre lesquels on guerroyait. |