La voie ferrée de Tourane et le train blindé

                   
 

Le réseau ferré d'Indochine, construit entre 1885 et 1936, avait beaucoup souffert de la guerre dans le Pacifique. L'aviation américaine, pour entraver les mouvements des troupes et des approvisionnements japonais avait en effet bombardé une grande partie des voies et de nombreux ponts. Le vietminh avec des moyens differents, tenta lui aussi de ralentir la circulation des trains au retour des troupes françaises et s'y employa durant toute la guerre. Une "bataille du rail" farouche fut menée sur les tronçons du réseau ferré remis en exploitation comme les lignes saigon / Nha Trang et haiphong / hanoi.

Partie intégrante du Transindochinois, le tronçon de 170 Km reliant Tourane à Dong Ha via Hué sera ré-ouvert à la circulation au fur et à mesure de la réfection des ouvrages et de la mise en sécurité des zones traversées.
Sur cette section, une quinzaine de ponts de voie ferrée ou mixtes (route/rail) sont détruits ou endommagés certain faisant plus de 200m. Les matériels de certains de ces ouvrages ont, de plus, été utilisés par les Unités de Génie, essentiellement le 72°BCG, pour la réfection des ponts routiers, alors prioritaires, lors des opération de reconquète au début de l'année 1947. Quand la remise en service de la ligne fut décidée, pour assurer la continuité de la voie ferrée, il fallut donc reconstruire ce qui avait été démonté.
Hué, ancienne capitale d'Annam, sera atteinte en octobre 1947 et Dong Ha ne sera accessible que le 1/10/1950. Toutefois des interruptions de service dues aux sabotages seront inévitables.

Alors que sur la ligne de Nha Trang l'importance du trafic nécessite dès le premier trimestre 1948, la mise en oeuvre d'un système de convois (Rafales) et l'emploi de Trains Blindés (novembre 1948), armés par le 2°REI, le faible trafic de la voie ferrée de Tourane se contente à l'origine de navettes, protégée par quelques wagons blindés et armés.
Cette navette, aux horaires irréguliers sera mise en circulation uniquement de jour et après reconnaissance de la voie par un véhicule routier adapté, armé et blindé.

Mais à l'été 1949, devant l'insécurité grandissante, le Commandement de la Zone Nord des Forces terrestres du Centre Vietnam et des Plateaux (ZN / FTCVP) décide de disposer également d'un train blindé. Sa construction sera effectuée en gare de Tourane aux environs de la mi-décembre 1949. Celui-ci sera opérationnel à partir du 1° Fevrier 1950 date à laquelle il est basé à Hué. L'équipage formé de légionnaire vient directement d'Algérie où la section de combat a été formée dans ce but. Elle est commandée par le Lt Marchini, le Lt Servranckx, chef de la section d'intervention est de ce fait Officier Adjoint. Blessé sur une mine piégée sur la voie ferrée, le 24 juin 1950, il sera finalement évacué en France. Son hospitalisation durera 11 mois.
34 legionnaires assurent le bon fonctionnement du TB (train Blindé). Le personnel du TB est affecté au 1/2°REI et pris en subsistance à la Cie 72/21 (Cie de commandement du 72° BG).
Le TB Centre-Annam est alors composé:
A l'avant de deux wagons plats transportants rails et traverses pour la réparation et le déclenchement des mines éventuelles. Un poste d'observation tenu par deux legionnaires est installé tout à l'avant, dans une cabine faite de traverses et ombragée de tole. Au centre, la rame opérationnelle avec la locomotive et son tender, un wagon PC et deux wagons casemates d'appui (wagon avec tourelle d'AM Coventry, et lance grenades multiples), et un wagon de soutien:cuisine, poste de secours, magasins. Eventuellement à l'arrière un ou deux wagons de coolies pour les travaux de remises en état des voies ou des ponts, si nécessaire.

En décembre 1950, sur l'ordre de bataille du 1/2°REI figure le "Train Blindé de la Zone Nord Hué Tourane" qui prendra par la suite le N°1 (sur un total de 6 répartis sur tout le territoire du Vietnam).
Le 20 mai 1951, le TB est rattaché au IV/2°REI et à l'été 1952, la section TB est affectée à l'EHR du 1°REC. Par la suite il figure au 3°Esc jusqu'en mai 1953 puis jusqu'en avril 1954 au 6°Esc puis enfin au 4°Esc du Cne Ginot qui commande alors 7 pelotons de combat y compris le Peloton de Vedettes Blindée provennant également du 6°Esc. Ce dernier mouvement correspond au départ du 6°Esc pour renforcé le dispositif de l'opération Atlante.
La composition et l'armement du TB ne sont pas figés, en fonction du matériel et des armes disponibles, des modifications apportés aux wagons. . . la dernière perception de nouveau matériel aura lieu en avril 1954, à Tourane.
Le commando de débarquement, fourni par des tirailleurs vietnamiens, est issu de la Compagnie de Sécurité de Hué.
Le TB est actionné par le Commandement de la Zone Centre Vietnam (PC à Hué) ou par les commandants de Secteurs.

Les missions principales du TB sont:
L'ouverture et la sécurité rapprochée de la voie, la protection des chantiers de réparation et de relevage des matériels déraillés, la participation aux actions menées par les unités des zones bordant la voie, l'appui et le soutien des unités engagés et des postes isolés, et le support d'un PC opérationnel temporaire. Le TB est à l'écoute des Rafales prêt à intervenir.

Certaines de ses missions sont indépendantes du trafic ferroviaire, mais se font en coopération avec celui-ci. La circulation sur le réseau à voie unique, avec croisement possible uniquement dans les gares aménagées, nécessite une bonne coordination.
Pour la surveillance et la protection éloignée de la VF, le TB n'agit pas seul, les unités des secteurs traversés y participent également. Ainsi, des pelotons du Sous-Groupement Opérationnel de Tourane et du 4°Esc agissent souvent à son profit. La 510°CCNV (120 hommes) utilise également souvent le TB pour sa mise en place lors des embuscades montées souvent "au petit bonheur la chance" pour traquer les saboteurs.
La protection de la voie ferrée, artère vitale, au même titre que la RC1, est assurée également à partir d'aout 1951 par les Gardes Voies Ferrées, des supplétifs locaux encadrés par d'anciens militaires contractuel de l'administration qui relèvent de l'autorité territoriale (Commandement de Secteur). Ceux-ci ont pour mission la protection des points sensibles (ponts, chateaux d'eau, gares) et l'occupation de tours de guets, l'ouverture des voies. . . parfois par des patrouilles à pied, Mais leur nombre restera toujours insuffisant.
A partir du moment où le trafic s'intensifie, durant l'année 1950, la mise en service du système de convois est instauré. Connu sous le nom de Rafale, le principe des convois routiers est repris au rail. Une série de trains circulent uniquement de jour, à vue, à une vitesse ne dépassant pas les 20km/h et pouvant s'appuyer l'un l'autre. Rails et matériels de rechange sont transportés avec un groupe d'ouvriers des Chemins de Fer Indochinois, pour éventuellement réparer les coupures.

Avec théoriquement: en tête un train pilote comprenant du matériel de réparation, un wagon armé et un peloton de 25 hommes. Tout à l'avant de celui-ci, une ou deux plate-forme transportent les rails et traverses de secours. A l'avant, dans une petite cabine aménagée en traverses, un cheminot a pour mission de surveiller la voie et détecter les anomalies. Il dispose d'un système de freinage. Un militaire assure sa protection. Il arrive que sur ces wagons plats quelques voyageurs courageux ou inconscients et leurs marchandises prennent place, économisant le prix d'une place. Après la locomotive dont la cabine est blindée, encore un ou deux wagons plats transportants du matériel de répparation. Le train pilote remorquait des wagons blindés spécialement aménagés pour le logement des ouvriers chargés des réparations de la voie. En général, deux wagons d'escorte étaient incorporés à ce train.
Le deuxième train comprenant les voitures vooyageurs est dit "train titulaire" ou "train du commandant d'armes". Il est équipé d'une arme lourde en principe un mortier et des transmissions. Les voitures y sont incorporées. Les trains suivants, désignés bis, ter, comprennent tous, en plus des wagons commerciaux, des wagons armés et un peloton de 25 hommes. Le dernier train possède en généralement un wagon canon, le plus souvent un canon bofors ou une tourelle d'AM Coventry.
L'emplacement des wagons d'escorte était fréquemment modifié pour contrecarrer autant que possible les plans ennemis.
Nous trouvons dans les JMO (janvier 1954), dans les missions effectués par le TB N°1, "accompagnement de Rafales". L'organisation de ces convois est parfois largement revu à la baisse avec un seul "train principal" et aménagée en fonction du trafic et diffère alors beaucoup de l'organisation théorique.
Sur la ligne de Tourane, l'escorte des Rafales est assuré par les "Huong-Vé" (miliciens ruraux) responsables également de la garde des ponts et également par des Bao-Vé-Quan (milice nationale annamite) dans la zone de Hué. L'escorte est mixte, un groupe français et un ou deux groupes BVQ.

La tracé de la ligne a plusieurs particularité qui méritent d'etre notées. En quittant Tourane, la VF en s'en écartant un peu, la magnifique Baie de Tourane, plage de sable blanc vanté par toutes les publicités de l'époque. Le franchissement du Song Cu Dé, rivière qui descend de la chaine annamitique, est effectué à partir de l'été 1946 par bac. Il prendra le nom de Bac de Nam O, comme le viaduc qu'il remplace. Nam O étant le nom d'une petite station sur la voie ferrée.
Le viaduc, long de 350m fut bombardé par l'aviation US et un pilier s'est effondré, entrainant deux travées soit 140m de coupure. En attendant la reconstruction du pont, il faudra se contenter du système ingènieux.
Ce bac mixte (voie ferrée/route) parfois , appelé Ferry Boat, est très particulier; la marée et les crues rendant tout aménagement fixe impossible. Il doit en effet permettre le chargement et le déchargement de wagons et véhicules quelque soit la hauteur d'eau qui peut varier de 4 à 5m et la largeur de la rivière. Les locomotives restant quant à elles sur leur rive respective.
Un dispositif très complexe de pontons, de pont-levis, de rampe semi fixe assure la connections entre le bac proprement dit et une rampe fixe qui rejoint la voie ferrée et le triangle de retournement. Deux puissants treuils électriques, alimentés par groupes électrogènes, permettent le halage et la retenue des wagons. Les opérations de descente et remontée de deux wagons prenaient une demi-heure. Un double système de frein de secours assure la sécurité des manoeuvres. Tout ce dispositif, bien évidemment est aménagé sur les deux rives, en aval de l'ancien pont qui sera reconstruit plus tard.
Le bac, proprement dit, formé de 8 bateaux du Génie assemblés cote à cote, supporte 20m de voie et 80 t de force portante admise, est propulsé par deux moteurs de 80cv. En cas de besoin, un pousseur constitué de deux bateaux à propulsion identique permet de controler la dérive. Un FM est installé, sous blindage, à chaque extrémité du bateau central.
Le bac peut supporter deux wagons à deux essieux  ou un chargement de véhicules routiers de même poids. Sur chaque rive, un triangle de retournement permet de reformer la rame. Des tours de guets assurent la sécurité de l'ouvrage.
Une rotation dure environ 15 minutes.
Ce complexe sera réalisé par des officiers du 5°RG (noyau de la futur CSCF/EO)* et les ingénieurs des Chemins de Fer d'Indochine.
La mise en place sur la rive Nord (Hué) de locomotive Mikado plus puissantes que les Pacific et de wagons blindés à doubles essieux sera aussi un exploit technique mais sort quelque peu du cadre de ce texte.
Passé la bac de Nam O, la voie ferrée attaque la montée du Col des Nuages, haut de 496m. Un complexe de 6 tunnels et plusieurs ponts permettent sont franchissement. Le tunnel de faite long de 565m culmine quant à lui a 133m. Les voyageurs ont juste le temps d'apercevoir entre deux tunnels les sommets avoisinants à plus de 1500m. La vue sur la Mer de Chine est de toute beauté. . . quand les nuages désertent un temps leur col.
La pente et les courbes serrées nécessitent souvent l'emploi de la double traction pour les locomotives Pacific et même les puissantes Mikado, et limitent la capacité des trains.
De nombreux sabotages ou attaques auront lieu dans cette partie du trajet. L'accès difficile des équipes de secours et de réparation étant un des facteurs qui incitèrent le VM à choisir cette zone montagneuse et boisée.
On peut signaler l'attaque du pont de Baica (Baika) le 22/06/1953 qui fit 20 morts et 46 blessés. Le grand pont, avec des arches de 10m d'ouverture a été saboté. Les rebelles ont fait une brèche de 26m qui fit basculer les deux machines Mikado dans la gorge profonde de plus de 20M. Les cinq wagons de munitions qui étaient sur les rails basculent heureusement sans exploser. Un bref combat est engagé et les rebelles laissent 24 morts sur le terrain.
Une de ces machines sera emportée par le torrent quelque cent mètres plus loin, lors d'un typhon la même année.
Une attaque aura lieu quelques mois plus tard, le 22/12/1953. A quelques centaines de mètres avant le sommet, sur une rampe maçonnée comportant une voute, le train Tourane-Hué subit une explosion qui sectionne et tord un rail et entame sérieusement l'ouvrage. Plusieurs wagons sont couchés mais la machine, une nouvelle Mikado (57t à vide) tombe dans les broussailles 7 m plus bas et se retourne. Le sauvetage (relevage) de la locomotive est décidé et mené à bien sans l'aide de matériel lourd. La locomotive remise sur pattes à l'aide de crics, est réalignée et montée sur camarteaux (empilement de traverses). Une voie inclinée fut construite sur une rampe d'éboulis pour haler la bête jusqu'au niveau de la voie principale. Mise à niveau et ripée sur les rails, elle retrouvera sa place dans le parc des CFI après un sérieux travail en atelier.
Sur un autre viaduc, à seulement trois kilomètres de là, le 18/03/1954 à 8h30, il s'en fallut de peu que la locomotive ne finisse au fond du ravin. Une mine explosa sous la machine détruisant une bonne partie du tablier, mais la travée de maçonnerie tint bon. A cette occasion, la 510ème CCCVN** Le Lai commandée par le Lt Delattre s'illustrera en interceptant une équipe de sabotage.
Le train de secours dépéché sur place fut aussi l'objet d'une attaque quelques heures plus tard. La liste des attaques (dénommées aussi "accidents" par le personnel des CFI) est longue et démontre que les voyages en train n'étaient pas souvent de tout repos.
Après le passage du Col des Nuages, c'est la petite station de Lang Co à l'entrée de la lagune qui offre des vue paradisiaques sur cette étendue d'eau et le petit port de pêche.
passé le tunnel de Phu Gia (autre lieu priviligié de sabotage) la voie ferrée poursuit son chemin pratiquement en parallèle de la RC1, la Route Mandarine et s'écarte de la mer de Chine pour contourner la lagune de Cau Hai.
Après l'arrêt dans la belle gare rose de Hué, et la traversée de la Rivière des Parfums, la citadelle avec ses temples et palais est longée par l'ouest.
La VF avance alors dans une large plaine jusqu'à Quang Tri, et encore plus au Nord, Dong Ha. Dans cette zone, la protection de la VF est assurée, entre autre, par le 4°Esc basé à Quang Tri.
Cette zone plate est aussi un lieu privilégier pour les attaques. Celle du 8/05/1953 sera l'une des plus sérieuses et le "résultat" photographié par avion. Sur un convoi de plus d'une trentaine de wagons, au moins 4 furent détruits dont un wagon blindé armé d'un mortier en casemate de toit. On peut à cette occasion découvrir sur l'un des wagons un engin particulier:un semi-chenillé allemand (type 251) qui içi terminera sa carrière, bien loin de sa terre natale.
Cette attaque est la démonstration que le matériel et les techniques utilisés par le VM a bien évolué et s'est adapté; Il y a eu au moins trois explosions au centre du convois. Les mines employés au début de la guerre, sont de plus en plus neutralisables, graces entre autre aux patrouilles à pieds, et aux wagons poussés. L'aide croissante de la Chine permet la mise en oeuvre d'explosifs à mise à feu télécommandée.
Jusqu'en juillet 1954, le TB sera très actif. Dans les mois précédents, une moyenne de 800Km est parcourue. Les mises en place d'embuscades sont quotidiennes, le nombre des escortes de Rafales approche la dizaine.
La dernière aventure du TB signalée au JMO (4°Esc)  est datée du 26 juillet 1954 :
Le TB saute sur une mine à PK 674, 200 (entre Hué et Dong Ha). Deux plates formes sont détruites. Au PK 679, 700 le TB saute sur une deuxième mine, bilan:
wagon-mortier 81 détruit, wagon-mortier 60 accidenté et déraillé, wagon-PC déraillé.
Un sous-officier, un brigadier, deux légionnaires sont blessés.

La fin approche, le 1 aout 1954, le TB se gare à Tourane. Le personnel affecté à d'autres unités. Tel un navire échoué, comme ses homologues des autres tronçons, il devra subir les outrages des hommes et du temps. Qu'en reste t-il?

*Cie de Sapeurs de Chemins de Fer d'Extrème Orient formée le 1° juillet 1946.

** Cie de Commando du Centre-Vietnam.

Texte réalisé par M°François PELISSIER.

 

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